Emmanuel Petit, économiste : « Il y a de l’émotion (esthétique) même dans une équation mathématique »
Un cycle de conférences sur le thème "Valeurs et soutenabilités" à destination des étudiants en 3e année de cursus ingénieur a été organisé fin février par Renaud Bourlès et Guillaume Quiquerez, tous deux enseignants-chercheurs en Économie à Centrale Méditerranée.
Ces conférences sont venues nourrir les questionnements et la formation des élèves ingénieurs. "La notion de création de valeur est au centre des métiers de l'ingénieur et plus généralement des décisions d’entreprises et d’États, expliquent Renaud Bourlès et Guillaume Quiquerez. Or, si l'ingénieur participe à la création de valeur économique, il ne peut s'abstraire des problématiques environnementales et sociales et des multiples formes de valorisation qui les traversent. D'où ces questions que le cycle de conférences avait pour but de partager en variant les échelles : qu'est-ce qui compte ? Comment compter ? Doit-on tout compter ? Comment partager ce qui compte ?"
Parmi les conférenciers, Emmanuel Petit, professeur en sciences économiques à l’Université de Bordeaux a présenté une conférence intitulée « Valeurs morales et émotions ». Il a accepté de répondre à quelques questions sur le concept d’émotion dans l’Économie.
Comment définissez-vous l'émotion dans votre champ de recherche qu'est l'économie ?
Les économistes utilisent une conception psychologique de l’émotion. Car c’est probablement celle qui convient le mieux au modèle de l’économie standard. On définit ainsi l’émotion par ses fonctions ou ses caractéristiques. Une émotion possède ainsi une valence (l’économiste dirait une utilité) au sens où elle nous procure du plaisir (dans le cas de la joie) ou du déplaisir (dans le cas du regret ou de la peur). Une émotion possède également une intensité, une tendance à l’action (par exemple le regret nous incite à réviser notre jugement et notre décision) et elle s’exprime également dans le corps (la peur nous fait trembler par exemple).
Qu'est-ce que la théorie des émotions ?
La théorie des émotions regroupe les analyses scientifiques qui – dans de très nombreuses disciplines (de la psychologie à l'histoire en passant par l'art) – étudient les émotions : leur nature, leurs fonctions, leurs conséquences psychologiques, sociales ou politiques, etc.
Le point de vue d’un sociologue sur l’émotion n’est ainsi pas le même que celui d’un neurologue ou d’un biologiste. Le sociologue, et c'est aussi le cas du politiste, est en surplomb ; il a ainsi tendance à étudier comment les normes sociales ou morales de la société (par exemple, l'honneur ou la politesse) guident nos comportements en société. Lors d'une cérémonie mortuaire, en fonction du type de la culture dans laquelle on vit, nous avons connaissance du mode de conduite à tenir (affliction, empathie, pleurs, etc.). Et si l'on ne respecte pas ces codes, on ressentira probablement de la honte ou du remords.
Le point de vue du psychologue ou du neurologue est différent. Son analyse repose sur ce que ressent le sujet et sur la façon dont il exprime ses émotions sur le plan physiologique. La psychologie s'intéresse aussi beaucoup à ce qui provoque l'émotion et notamment aux croyances qui y sont associées. La peur a ainsi une composante objective (face à un ours agressif) mais elle peut parfois être déclenchée pour des raisons purement subjectives (dans le cas de la claustrophobie ou de l'arachnophobie).
De mon point de vue, nous avons tout intérêt à croiser ces approches et à ne pas les séparer (comme le suggère la démarche disciplinaire) pour en tirer des enseignements fertiles sur les effets de l’émotion. C'est la raison pour laquelle je définis l'émotion, dans la lignée de la philosophie pragmatiste, comme ce qui nous relie à l'environnement. De façon à bien identifier que nous sommes en permanence dans une relation de transaction avec notre environnement et que l'émotion est ce qui permet de transformer l'un et l'autre. Je vous donne un exemple parlant. La stupéfaction et la peur issues du Covid-19 ont changé en profondeur nos comportements individuels, d'abord en nous forçant au repli, puis, via la mise en place de différentes règles et d'outils de protection (masques et vaccins), en nous incitant à nous adapter à une situation inconnue. Si aujourd'hui, un phénomène du même type arrivait, nos institutions et nos mentalités seraient plus aptes à y répondre. L'émotion a facilité ce processus d'adaptation.
Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser aux émotions ?
Mon travail de recherche utilisait initialement les notions d’équilibre et de rationalité. Qui ne me convenaient plus. Je suis tombé « par hasard » en 2003 sur un article qui évoquait l’ouvrage de Tibor Scitovsky paru en 1976 sur « l’économie sans joie ». Cela a été un choc et cela a profondément changé ma perspective. J’ai, à partir de là, commencé à investir ce que la philosophie et la psychologie disent de l’émotion.
L’émotion est-elle une notion fréquemment questionnée dans la recherche en économie ?
L’économie est le temple de la rationalité. Ce qui explique que les économistes ont pris avec retard le tournant émotionnel identifié dans de nombreuses sciences sociales (histoire, sociologie, géographie, etc.). Mais, depuis le début des années 2000, l’émotion a pris une place non négligeable dans les travaux des économistes, notamment en économie expérimentale et comportementale. Cela apporte deux choses : tout d'abord, les expériences menées par les économistes ont tendance à montrer que la rationalité individuelle peut être mise en défaut du fait de l'émotion ; ensuite, que, en mobilisant des émotions comme la honte, la colère, la culpabilité, mais aussi la gratitude, on peut montrer, expérimentalement, que les individus sont altruistes, coopératifs ou encore qu'ils peuvent faire confiance à autrui.
Quel est le rapport de l'émotion à la morale ?
Je défends l'idée que l'émotion est un révélateur de nos valeurs mais aussi ce qui nous conduit à affirmer ou à changer nos valeurs. Prenez le cas des étudiants ingénieurs. Ils sont très bien formés, font partie d'une élite et en tant que tels ont vocation à s'inscrire dans le système productiviste actuel. L'appât du gain mais aussi le souci de leur carrière les pousse dans cette direction. Dans le même temps, ayant ce haut niveau de formation (les étudiants de Centrale sont sans doute capables de comprendre les modélisations liées au changement climatique), ils ont parfaitement conscience qu'ils ne doivent pas reproduire (collectivement) ce schéma. Une dissonance émotionnelle les incite à chercher des alternatives. C'est sans doute pour cette raison que de nombreux étudiants se mobilisent pour plus de cohérence dans leur formation, de façon à y associer davantage la dimension environnementale. Ils sont aussi capables de contester les actions dévastatrices des entreprises comme Total Énergies qui sont à l’origine de nouvelles activités d’exploration et de forage pétrolifère. C'est en ce sens que l'émotion produit des valeurs.
Quel est le message que vous souhaitez faire passer auprès des futurs ingénieurs ?
J’aimerais attirer leur attention que, même dans le domaine technique qui est le leur, l’émotion a un rôle important à jouer. Il y a de l’émotion (esthétique) même dans une équation mathématique. L’émotion, c’est (aussi) du savoir apprivoisé qui est contenu dans les outils de l’ingénieur. Et, puis, beaucoup d’entre eux seront en contact avec les progrès de l’intelligence artificielle qui intègre déjà la dimension affective à un haut niveau (reconnaissance faciale, etc.).